La fin du mythe de « la saignée à blanc ».

Pendant près de cent ans, les politiques comme les historiens français et allemands ont répété que le général Erich von Falkenhayn, le chef du Grand Etat-Major allemand, avait attaqué à Verdun avec pour seul objectif de « saigner à blanc », Ausblutung, l’armée française pour ôter à la Grande-Bretagne son épée sur le continent. Cette thèse fragile, fondée sur les Mémoires de Falkenhayn publiées en 1920, mérite aujourd’hui d’être remise en cause et combattue. Nommé en novembre 1914 à la tête du Grand Etat-Major après la défaite de von Moltke le Jeune sur la Marne, von Falkenhayn est convaincu, comme Joffre, que la décision qui permettra d’obtenir la victoire de son pays se joue sur le front de l’Ouest (France et Belgique). Après les succès allemands obtenus face aux Russes au printemps 1915, il lui apparait clairement que la Russie n’est pas au bout de ses forces et que seule une grande victoire à l’Ouest peut mettre un terme, victorieux pour les Allemands, à la guerre. Dans ce contexte, il va réfléchir tout au long de l’automne 1915 sur les différentes options à sa disposition pour reprendre l’initiative en France en 1916.

Teilstück (le fragment)

Mi-décembre 1915, von Falkenhayn présente le fruit de sa réflexion au Kaiser. Les observations et les rapports qui émanent du front de l’Ouest lui permettent d’ébaucher une stratégie intelligente et complexe dont Verdun n’est qu’un fragment. L’objectif principal n’est pas de percer le front français ou britannique, Falkenhayn a depuis longtemps compris que les conditions de la guerre à l’Ouest ne le permettaient plus. Selon les témoignages de plusieurs officiers (Comte Schulenburg, Groener, et surtout von Tappen le chef des opérations de l’OHL) qui ont participé aux discussions préalables avec Falkenhayn ont confirmé que leur chef avait bien espérer prendre Verdun mais que ce n’était pas son objectif principal. Il souhaitait d’une part provoquer une réaction de l’armée française en attaquant une place aussi symbolique que Verdun et, d’autre part forcer l’armée britannique à improviser une offensive à la hâte en Artois. Comme l’écrit Paul Jankowski, cela permettrait aux Allemands « d’attaquer un ennemi et d’en contre-attaquer un autre, mettant à profit l’épuisement du premier (NDLA : les Français) et l’inexpérience du second. »

Le choix de Verdun

Lorsque le 11 février (le déclenchement de l’offensive est initialement fixé au lendemain) Falkenhayn réunit à Mezières tous les chefs d’état-major de toutes les armées allemandes présentes en France et en Belgique (sauf Knobelsdorf qui commande l’état-major de la Ve Armée qui doit attaquer Verdun), il leur précise ses objectifs. Il est clair pour lui que la victoire à l’Ouest ne peut plus être obtenue par une grande bataille décisive, Vernichtungsschlacht. Depuis la mi-décembre, Verdun a été préférée à Belfort car moins isolé et surtout, si la ville venait à tomber, il serait plus facile de poursuivre l’offensive. Falkenhayn précise que l’attaque doit être limitée, ce qui explique les moyens limités qu’il accorde au Kronprinz en terme de divisions d’infanterie. Cela explique également le choix d’une attaque sur la seule rive droite de la Meuse. Le but est clairement d’impressionner les Français : « il fallait avant tout persuader les Français qu’il y avait là un grand danger. »

Verdun_and_Vincinity_-_Map

En rouge les 6 divisions allemandes engagées le 21 février 1916.

Si Falkenhayn a cherché à épuiser les Alliés, ce n’est pas seulement à Verdun, mais sur l’ensemble de front occidental en espérant pouvoir contre-attaquer des offensives lancées à la hâte pour soulager Verdun. Jugeant, à tort, que les Français étaient moralement au bord de l’effondrement, il pensait qu’une nouvelle série d’opérations pour défendre un secteur aussi symbolique que Verdun aurait raison d’eux. Dans le même temps, il a tenté, sans succès, de persuader le Kaiser d’engager l’Empire dans une guerre sous-marine à outrance pour fragiliser les approvisionnements de l’Entente. De peur de la réaction des pays neutres, le Kaiser n’a pas accepté. Si après la guerre il a préféré couvrir ses choix initiaux derrière le voile de l’idée de la « saignée à blanc » c’est probablement pour mieux se dédouaner de l’échec global de sa vision stratégique, mais aussi parce qu’au cours de la bataille le décompte des pertes françaises deviendra finalement la seule « bonne » nouvelle à annoncer au peuple allemand.

SYLVAIN FERREIRA